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SILENCE COUPABLE : QUAND LA LITTÉRATURE INTERROGE LA JUSTICE

Auteur·e·s

Sajjad Domun

Publié le :

14 février 2025

Selon Fabienne Viala, « le prisme du polar permet de dénoncer les travers, les dilemmes et les absurdités du réel, et l’enquête nous plonge dans les eaux troubles d’une société en déréliction » (1). Ce corps social complexe produit à la fois des victimes et des bourreaux, obligeant le détective à s’immerger dans les abîmes d’un monde gangrené afin d’élucider le crime. Dans Meurtres pour mémoire, Didier Daeninckx utilise le roman policier non seulement comme un cadre narratif, mais aussi comme un outil critique pour révéler que le crime – sous toutes ses formes – sévit même au sein d’une société où l'ordre apparent semble prévaloir. Les auteurs de polar s'engagent dans une manipulation habile des attentes des lecteurs en définissant les archétypes de leurs détectives, qui se distancient de l’image traditionnelle des héros triomphants. Ces figures de détectives, loin d’être de simples instruments de la justice, incarnent une humanité complexe, susceptible d'être à la fois un atout et un obstacle dans leur quête de vérité. D’ailleurs, nous verrons comment – bien qu’infaillibles sur le plan professionnel – ces détectives sont souvent en proie à de violents conflits intérieurs profondément enracinés, ce qui permet de distinguer entre les notions de vivre et d’exister. À travers son œuvre, Daeninckx montre que son enquêteur ne se contente pas de vivre au sens traditionnel : il existe dans un monde où la sérénité n’est qu’illusion. Son parcours s’inscrit dans une vie marquée par la fatalité, poussée par un besoin irrépressible de sonder les profondeurs des systèmes de pouvoir et de dévoiler la violence dissimulée au sein d’une société qui – sous des apparences d’ordre – cache de profondes injustices.

Écrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force, vous êtes engagé.

Dans Qu’est-ce que la littérature?, Jean-Paul Sartre avance qu’« écrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force, vous êtes engagé » (2). L’écrivain engagé devient donc celui qui – conscient de sa propre liberté – exhorte les individus autonomes à exercer la leur. Didier Daeninckx, avec Meurtres pour mémoire, s’inscrit dans cette école de la liberté qui transcende les frontières littéraires génériques pour donner à son œuvre une puissance critique, à la fois historique et littéraire. Sa démarche se traduit par une esthétique de l’écriture qui non seulement explore la violence thématique, mais déploie également une violence de l’écriture, où la puissance narrative défie les limites du dicible pour confronter le lecteur aux réalités souvent occultées d'une société marquée par l’injustice. Dans cette dynamique, Daeninckx décrit les injustices sans se soucier des conventions, abordant les zones obscures du pouvoir de façon directe et parfois radicale.  À travers le personnage d’André Veillut, il critique directement celui qu’il considère comme responsable du massacre du 17 octobre 1961, Maurice Papon, alors préfet de police de Paris. Bien que Papon soit dissimulé sous un pseudonyme, cette dénonciation ne laisse aucun doute quant aux intentions de l’auteur, qui pose une accusation sans équivoque : Papon est implicitement qualifié de criminel d'État. Le choix de traiter d’une figure publique encore en fonction au moment de l’écriture transforme l’œuvre en une critique frontale, une révélation qui marquera les lecteurs par son audace. Cette audace – au-delà de cette dénonciation – permet à Daeninckx de s’interroger sur les rouages d’un système où la mémoire collective est manipulée pour maintenir l’impunité des figures d’autorité. Il met en lumière deux événements marquants de l’histoire de France – chacun reflétant une dimension répressive exercée par Papon – qui incarne les contradictions d’une démocratie accordant à un individu controversé un rôle toujours influent. En ébranlant les fondements d’une mémoire nationale sélective, l’auteur questionne le paradoxe d’un système démocratique où des responsables, impliqués dans des exactions historiques, conservent un statut d’autorité. Meurtres pour mémoire prend ainsi une dimension critique et éthique : l’auteur remet en cause les structures qui permettent la pérennité de ces figures de pouvoir et de répression, dévoilant les paradoxes qui alimentent une société en apparence démocratique.


Dans cette perspective, la littérature se révèle un espace de dévoilement du monde, où l’engagement de l’écrivain consiste à « faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent » (3). Par cette approche, Didier Daeninckx attaque frontalement un système politique gangrené, illustrant notamment la grève des employés des pompes funèbres et soulignant que « [l]a mairie de Toulouse ne se mouillait pas et jouait la carte du pourrissement » (4). En entremêlant l’Histoire et la fiction, Daeninckx utilise des éléments symboliques comme le mur, « situé face au commissariat [qui] résonnait depuis toujours des événements qui secouaient le monde » (5), pour rappeler l'importance de la mémoire collective face à l’ordre établi. L’auteur ne se limite pas à aborder la guerre d’Algérie et le fossé grandissant entre les forces de l’ordre et les indépendantistes ; il intègre également l’Affaire Henri Martin, un épisode crucial dans l’histoire politique française, pour exposer les failles d’un pouvoir dégradé. À travers l’inspecteur Cadin, Daeninckx revient sur le passé troublé de la France : Cadin, absorbé par son enquête, s’arrête « des minutes entières sur les pierres où [il] relisait de multiples fois les lettres blanches d’un LIBEREZ HENRI MARTIN » (6). Henri Martin, militant communiste français ayant refusé de participer aux bombardements à Haïphong, fut arrêté pour son opposition à la guerre en Indochine. Cet épisode crée pour le lecteur une représentation précise de l’époque, l’amenant à s’interroger sur les silences de la société, particulièrement vis-à-vis des actions de ceux au pouvoir. Les investigations de Cadin le mènent sur les traces du passé jusqu’à la ville de Drancy, lieu tristement symbolique où un camp de concentration fut établi durant la Seconde Guerre mondiale. En ressuscitant cette mémoire occultée, Daeninckx incite le lecteur à questionner les responsabilités politiques et morales des acteurs de l’Histoire, révélant ainsi une réalité que la société aurait souvent préféré édulcorer, voire dissimuler.


Cette exploration des vérités refoulées trouve un écho dans la figure fictive de l'écrivain, se présentant moins comme un personnage marqué par des tourments intérieurs que comme un alter ego – voire un porte-parole – de Didier Daeninckx lui-même. Le lien entre l'auteur et son détective est particulièrement saisissant : Cadin, en tant que personnage, engage une quête de vérité parallèle à celle de l'écrivain, reconstruisant les faits pour accéder aux réalités occultées ou censurées. Daeninckx, en recourant à la fiction policière, invente ainsi un commissaire qui lui permet de projeter dans le récit ses propres investigations, établissant une mise en abyme de son processus d'écriture et de sa démarche critique. Cette dualité se manifeste aussi dans la manière dont Cadin mène ses enquêtes : il pousse ses recherches jusqu'à leur aboutissement, rendant justice aux personnages de Roger et Bernard Thiraud, comme le souligne la scène où « le juge prononça l’inculpation de Pierre Cazes » (7). De son côté, l’auteur honore la mémoire des victimes collectives – Juifs, Algériens – en leur rendant hommage. Daeninckx semble ici plus préoccupé par la fonction symbolique de Cadin que par sa dimension descriptive ; ainsi, il ne donne aucun détail sur son apparence physique ni sur sa vie privée en dehors des enquêtes, renforçant l’idée que Cadin est un être de fiction voué uniquement à la recherche de la vérité. Cette absence de traits personnels confère au détective une universalité, ancrant son identité uniquement dans sa quête de justice, tout en illustrant subtilement l'engagement de l'auteur dans le dévoilement des vérités refoulées de l’Histoire.


De plus, Cadin incarne une indépendance intransigeante, refusant toute compromission avec l’autorité hiérarchique. Évoquant ses « six mois passés en Lozère, au commissariat de Marjevols, à la suite des remous provoqués par l’affaire Werbel » (8), Daeninckx construit un personnage marginalisé, totalement dévoué à sa mission, mais isolé de toute vie sociale extérieure. Cette autarcie souligne le caractère obsédant de l’enquête pour Cadin, qui semble n’exister qu’à travers elle. Prêt à tout pour atteindre la vérité, le détective révèle une profondeur qui dépasse les stéréotypes du roman policier classique, allant jusqu’à se sacrifier si nécessaire : lorsque Lecussan l’attaque, Cadin n’hésite pas à se défendre jusqu’au meurtre, un acte motivé par « la peur de mourir [qui] [lui] commandait de tirer » (9). Cadin ne correspond en rien aux figures de policiers des romans à énigmes, et refuse tout compromis dans sa quête de vérité. Il poursuit même les recherches abandonnées par Bernard Thiraud, fouillant les archives de la préfecture de Toulouse pour exhumer des détails administratifs passés sous silence, mais révélateurs des dérives de l’État sous l’Occupation. Les archives, en soi, révèlent la rencontre entre le grotesque et le tragique au sein d’un système bureaucratique kafkaïen, où une chemise marquée « DÉportation » (10) côtoie des dossiers anodins. Par ce biais, Daeninckx inscrit son enquêteur dans un parcours de redécouverte et de commémoration des vérités occultées, positionnant ainsi son détective comme un témoin essentiel, à la fois vulnérable et résistant face aux forces qui cherchent à effacer le passé.


L’inspecteur Cadin incarne un enquêteur méticuleux, guidé par une perspicacité et une finesse intellectuelle qui lui permettent de remonter aux vérités dissimulées et d’approcher le véritable coupable. Il se qualifie lui-même de « fourmi-lion. Un solitaire ! Il creuse son trou, s’installe au fond, en embuscade. Ensuite, il attend patiemment que les bestioles […] tombent à sa portée… » (11), métaphore qui illustre son approche à la fois patiente et méthodique de l’investigation. Par cette figure d’un prédateur en embuscade, Daeninckx dote Cadin d’un profil singulier au sein du roman policier, un détective qui, loin de foncer vers des conclusions hâtives, privilégie l’observation, l’analyse et la stratégie. Cadin apparaît ainsi comme un enquêteur aiguisé, dont l’acuité transcende la simple accumulation de preuves ; il s’enracine dans une démarche de vérité, de dévoilement méthodique du réel.


Didier Daeninckx élabore une double narration en suivant la quête persévérante de son détective, qui expose l’histoire occultée. Cadin se distingue par une ténacité implacable, recherchant la vérité en profondeur, au-delà des récits officiels et des versions édulcorées de l’histoire. Confronté au silence institutionnel et imposé, il éprouve des difficultés à accéder aux archives relatant la répression d'une manifestation algérienne ayant fait soixante victimes, événement sciemment effacé des mémoires médiatiques. Pour Cadin, la dissimulation de ce « Oradour en plein Paris » (12) est une aberration, et il est convaincu que « des traces d’un pareil massacre » (13) doivent subsister. Grâce aux témoignages et aux indices récoltés, Cadin finit par démêler le réseau des impunités et découvre qu'André Veillut est directement impliqué dans les meurtres de Bernard et Roger Thiraud, commandités deux décennies auparavant dans une tragédie historique. En orchestrant ce télescopage temporel, Daeninckx parvient à émettre une critique sévère du système politico-policier en dénonçant l’impunité de Maurice Papon, ici représenté par un personnage fictif au rôle similaire. Ce double crime, séparé par vingt années, permet à l’auteur de pointer du doigt l’inaction et le silence d’un système qui permet à certaines figures de pouvoir d’échapper à toute forme de justice. L'enquête de Cadin permet à Daeninckx de formuler une critique acerbe de l’État, lequel, en imposant une loi du silence, ne fait que prolonger les zones d’ombre sur certains épisodes de l’histoire nationale.


Didier Daeninckx emploie habilement une hybridation des genres littéraires, combinant le roman historique et le roman policier, pour articuler son message avec une efficacité manifeste. Grâce au cadre historique, l'auteur s'attache à exposer les complexités et les ramifications de la manifestation du 17 octobre 1961, tout en mettant en lumière les injustices et les silences qui l’entourent. En parallèle, le recours au roman policier insuffle une dynamique de suspense qui incite le lecteur à poursuivre sa lecture, captivé par le mystère et la tension narrative. Cette dualité des genres permet également aux lecteurs d'acquérir une vision nuancée de l’enquête, favorisant une identification à l'inspecteur Cadin. Le protagoniste, en tant qu’alter ego de l'auteur, devient ainsi le vecteur par lequel les lecteurs explorent les thèmes de la mémoire, de la vérité et de la responsabilité collective. En créant cette fiction, Daeninckx offre aux lecteurs une opportunité de saisir pleinement le sens de son œuvre, tout en les engageant dans une réflexion critique sur les événements qu'il évoque. En dénonçant l'omerta qui entoure certains événements historiques, Daeninckx invite ses lecteurs à ne pas demeurer passifs face à l'injustice et à la répression. Ainsi, à travers la figure de Cadin et l'intrigue qui se déploie, l'auteur questionne non seulement les mécanismes de la mémoire collective, mais aussi la responsabilité des acteurs de la société dans la préservation de la vérité. Dans ce contexte, la littérature devient un outil puissant pour défier le silence et revendiquer la justice, éclairant les zones d'ombre du passé et interpellant les consciences contemporaines.

  1. Fabienne Viala, Le Roman noir à l’encre de l’histoire : M. Vásquez Montalbán et Didier Daeninckx ou Le Polar en su tinta, Paris, Éditions l’Harmattan, 2006, p. 15.

  2. Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce qu’écrire ? », Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1985 [1948], p.13-44.

  3. Jean-Paul Sartre, op. cit., p.13-44.

  4. Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio policier », 1984, p. 44

  5. Ibid., p. 158.

  6. Didier Daeninckx, op. cit., p. 158.

  7. Ibid., p. 209.

  8. Didier Daeninckx, op. cit., p. 44.

  9. Ibid., p. 193.

  10. Ibid., p. 63-64

  11. Ibid., p. 156

  12. Didier Daeninckx, op. cit., p. 81

  13. Ibid., p. 81

  14. image: https://fr.wikipedia.org/wiki/Didier_Daeninckx

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