
Pas un piaillement sur la rue de l’amour
Auteur·e·s
Jeanne Padebec
Publié le :
14 février 2025
Perdre sa virginité tardivement et autres maux d’amour
J’ai une confession à vous faire. J’essaierai de décortiquer la timidité et la honte qui émanent de cet aveu plus loin, mais il faut commencer par le début. J’ai 21 ans et je n’ai jamais embrassé personne. Je n’ai jamais tenu la main d’un amoureux ou d’une amoureuse et j’ai encore moins d’expérience sexuelle. Je suis vierge, voilà.
Parler d’amour oblige à assumer sa vulnérabilité, ses désirs, ses faiblesses, ses doutes – sa sentimentalité aussi, ce trait fâcheusement féminin que l’on apprend à mépriser et à censurer.


Cet état dans lequel je me trouve, et dans lequel plusieurs de mes camarades se trouvent aussi, m’est apparu comme le seul sujet pertinent à aborder dans l’édition de la St-Valentin de ce journal. C’était comme une évidence. Pourtant, chaque mot inscrit me paraît lourd de sens, comme si chacun d’eux me trahissait en tant que ratée de la société.
Tel que mentionné précédemment, je ne suis pas la seule dans cette situation. Vraisemblablement, nous faisons partie d’une minorité, puisque la fenêtre normale pour avoir sa première relation sexuelle phallo vaginale (ou pour « perdre » sa virginité dans la compréhension hétérosexuelle de la chose) est entre 16 et 19 ans (Gesselman, Webster et Garcia, 2016). Le fait d’avoir cette première expérience sexuelle avant ou après cet âge dénote une désynchronisation avec ses pairs et implique souvent un sentiment de retard par rapport à ceux-ci. Certains choisissent de pratiquer l’abstinence pour des raisons religieuses, par exemple, mais d’après certains propos recueillis dans le cadre de la rédaction de cet article, l’expérience n’est pas nécessairement plus positive :
« (…) le fait que je choisisse d’attendre le mariage pour des raisons religieuses a souvent été perçu comme un handicap. Plusieurs hommes se sont éloignés après avoir compris qu'ils ne pourraient pas avoir ce côté physique avec moi (…) Si tu n'as pas d'expérience, tu es vue comme une femme indésirable, et si tu en as trop, tu es jugée comme une femme qui ne "se respecte pas assez". »
Dans l’introduction d’un mémoire de maîtrise lu dans le contexte de la rédaction de cet article (Bény, 2020), l’autrice présente plusieurs facteurs qui peuvent indiquer une plus grande probabilité d’une virginité tardive : la participation régulière à des activités religieuses, la faible consommation d’alcool et de drogues (qu’on lie à une vie sociale pauvre), le fait d’être célibataire, la faible satisfaction corporelle (ou l’IMC élevé) ou génitale et la trajectoire migratoire de la personne. Je me reconnais dans deux de ces catégories (à vous de trouver lesquelles).
D’autres facteurs changent plutôt l’expérience vécue des vierges tardif.ves : l’âge et le genre. Au niveau de l’âge, plus on s’éloigne de l’âge normal pour perdre sa virginité, plus on est stigmatisé. Au niveau du genre, la recherche semble indiquer que les femmes ont une expérience plus positive de la virginité (Sprecher et Regan, 1996). Ce constat est appuyé par une catégorisation des conceptualisations possibles de la virginité soit : la virginité comme un cadeau, comme un processus ou comme un stigmate (Carpenter, 2005). L’expérience plus positive de la femme est souvent associée à sa vision de sa virginité comme un cadeau à offrir à la bonne personne, qu’elle garde précieusement et qu’elle devrait plutôt avoir honte de donner au premier venu. Pourtant, je ne me reconnais pas dans ces affirmations. Oui j’aimerais avoir une première expérience sexuelle plaisante et peut-être significative, mais je ne sens pas que je m’affirme comme femme en « gardant » ma virginité. Une collaboratrice a mis le doigt sur une partie de mon inconfort : « Cette conception [de la virginité comme un cadeau] réduit la femme à un rôle passif, à un bien à posséder. » Une dépossession de notre propre vécu.
Une citation de Marie-Aude Boislard, professeure à l’UQAM en sexologie, m’a éclairée sur mon sentiment de devoir m’expliquer pourquoi je suis encore vierge plutôt que d’être valorisée par ma virginité (qui devrait pourtant me permettre d’être en parfaite harmonie avec les attentes sociales qu’on m’attribue en tant que femme). En commentant sa recherche sur les trajectoires de personnages vierges dans certaines séries et films, elle dit ceci :
« L’inexpérience sexuelle des personnages masculins est attribuée à des facteurs hors de leur contrôle, comme une condition médicale, tandis que les personnages féminins sont tenus responsables de leur inexpérience et doivent la justifier. » (article UQAM)
Pour la femme, fictive ou réelle, sa vie sexuelle doit être justifiée, qu’elle soit foisonnante ou aride. Une activiste féministe invitée dans un podcast qui a « perdu sa virginité » (la lourdeur des mots) tardivement craignait que ses pairs, féministes épanouies qui tentent de libérer la femme de sa modestie sexuelle forcée, ne la jugent comme n’adhérant pas totalement au mouvement : « How can she be a feminist if she’s never had sex? » (Doing it! Podcast, épisode 1) Comment puis-je être une personne sociable, intéressante, attirante, importante alors qu’il me manque ce pan de l’expérience humaine qu’est la sexualité? Est-ce que j’ai de la valeur en tant que personne si on n’a jamais voulu me toucher? Bien que je sois une femme libérée du patriarcat à bien des égards, j’ai parfois l’impression que je ne pourrai enfin me définir et m’affirmer comme une femme dans ce monde que lorsque l’œil extérieur masculin m’aura accordé son attention. Que sans la perception de l’autre, je n’existe pas.
Visiblement, même la rédaction de cette chronique ne m’a pas totalement libérée en tant que vierge tardive, puisque je me protège de votre réaction par le couvert de l’anonymat.
Mona Chollet, dans l’introduction de Réinventer l’amour dit ceci :
« (…) parler d’amour oblige à assumer sa vulnérabilité, ses désirs, ses faiblesses, ses doutes – sa sentimentalité aussi, ce trait fâcheusement féminin que l’on apprend à mépriser et à censurer » (p. 18)
Alors je nous souhaite ceci, comme petite révolution : j’aimerais qu’on accueille la diversité des expériences romantiques et sexuelles des humains, qu’on en discute et qu’on partage notre vécu plutôt que de souffrir de notre isolement. Je nous souhaite de parler de désir, de plaisir, d’attirance, et ce, peu importe notre vécu. Rappelons-nous qu’une fenêtre développementale normative n’est qu’un outil sociologique pour comprendre le vécu des personnes et qu’on ne se fera pas couper la route une fois les 19 ans franchis.
Soyons bienveillants avec nous-mêmes, ok?
1. Bény, J. (2020). Typologie des adultes émergents vierges [Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal]. Archipel. https://archipel.uqam.ca/13798/1/M16537.pdf
2. Carpenter, L. (2005). Virginity Lost: An Intimate Portrait of First Sexual Experiences. NYU Press.
3. Caza, P.-E. (2022, June 9). La vingtaine et toujours vierges | UQAM. Actualités UQAM. https://actualites.uqam.ca/2022/la-vingtaine-et-toujours-vierges/
4. Chollet, M. (2021). Réinventer l’amour: Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles. Zones.
5. Gesselman, A. N., Webster, G. D., et Garcia, J. R. (2016). Has Virginity Lost Its Virtue? Relationship Stigma Associated With Being a Sexually Inexperienced Adult. Journal of Sex Research, 54(2), 202-213. https://doi.org/10.1080/00224499.2016.1144042