J’aimerais dédier cette chronique à ma mère, Diane Villeneuve, une féministe redoutable, avec qui je discute (trop) souvent de ces questions.
Comme bon nombre de personnes, lors des campagnes électorales américaines, j’ai pris le temps d'examiner les promesses d’un second mandat de Donald Trump. Parmi les propositions mises en avant de façon non-officielle : le contrôle du système judiciaire américain, tel qu'illustré dans le Project 2025, un document de près de 900 pages rédigé par la Heritage Foundation. Bien que les Républicains minimisent son importance ou leur approbation, ce projet mérite une analyse approfondie, notamment parce qu’il est déjà amorcé.
La récente réélection de Trump lui permettrait de capitaliser sur la majorité républicaine au Sénat pour renforcer son contrôle sur le système judiciaire, en lui donnant l’opportunité de nommer et confirmer des juges ultra-conservateurs à la Cour suprême.
En effet, l’idée n’est pas nouvelle chez le Parti républicain. Avant même qu’il ne devienne « le parti de Trump », puis que moult stars républicaines ne s’en dissocient (1), des figures de proue comme Mitch McConnell affirmaient déjà que le plus grand impact que pourrait avoir le conservatisme contemporain sur la société passerait par le système judiciaire (2). D’ailleurs, c’est bien Mitch McConnell et Leonard Leo, leader de la Federalist Society, qu’il faut remercier pour l’état actuel des cours de justice aux États-Unis : spécifiquement Leo, pour les listes de nominations sur lesquelles se trouvaient les juges de la Cour suprême nommé.e.s sous Trump (3), et McConnell pour leur confirmation rapide par le Sénat — mais surtout, d’avoir empêché Obama de placer deux juges à la plus haute cour du pays en bloquant toutes ses nominations (4).
Dans une démocratie à la Locke et Montesquieu, la séparation entre le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire est essentielle. Elle garantit une indépendance de chaque branche et par le fait même, un contre-pouvoir effectif. La démocratie peut cependant tolérer que certaines limites soient moins définies. Dans le système parlementaire de Westminster, soit le modèle canadien, la ligne est parfois mince entre l’exécutif et le législatif, car le premier émane du second. C’est simplement qu’une même personne doit porter deux chapeaux à la fois, et agir à titre de ministre un moment, puis de député législateur à un autre.
Par contre, la branche judiciaire, elle, doit être complètement isolée : aucun chevauchement n’est admis. Elle doit être à l’abri de toute influence politique et rester neutre pour maintenir la confiance du public et assurer l’impartialité des juges.
Or, aux États-Unis, cette indépendance est déjà menacée par la politisation croissante du système judiciaire, mais plus précisément celle de la Cour suprême. Ce n’est pas causé par le processus de nomination en soi, car plusieurs États démocratiques laissent l’exécutif nommer les juges des cours supérieures. Après tout, il faut distinguer l’acte de nomination des juges de l’acte de juger en tant que tel… sauf que c’est justement ce que les Américains ne font pas.
Contrairement au Canada, où il est difficile de lier les décisions des juges au gouvernement derrière leur nomination et leur tendance politique conservatrice ou libérale, les États-Unis marquent une forte tendance partisane dans plusieurs jugements rendus. Mitch McConnell n’est pas d’accord avec cette observation et aimerait en affirmer autrement (5), même si la mort du Chevron Deference (6), la garantie de l’immunité présidentielle extrêmement large pour les actes commis en office (7), la décision Dobbs qui a renversé Roe v. Wade (8), et la décision Harvard College qui a mis fin à l'affirmative action dans les admissions universitaires (9) tendent à plaider le contraire… de même que les décisions qui raffermissent les embûches au contrôle des armes à feu (10) et qui grugent la laïcité de l’État (11). En regardant ce bilan, il est aisé d’arriver à la même conclusion que la juge Sotomayor : « comme les choses peuvent changer en cinq ans » [traduction libre]… (12).
C’est bien beau tout ça, me direz-vous, mais pourquoi devrions-nous s’inquiéter? Ce n’est pas nouveau que les cours soient politisées chez nos voisins du Sud. Alors n’est-il pas alarmiste de pointer du doigt la supposée mort d’une des démocraties les plus anciennes au monde parce que le peuple américain a voulu s’acoquiner avec un populiste sensationnaliste?
Ce qu’il faut comprendre c’est que, lors de son premier mandat, Trump a nommé 226 juges fédéraux. De ces nominations, il y en a 54 aux cours d’appel fédérales, une de moins que ce qu’a réussi à faire Obama… sur 8 ans (13). Ces nominations (et confirmations) rapides ont modifié le paysage judiciaire américain à un point tel que les cours d’appel fédérales sont désormais dominées par des magistrats à tendance conservatrice (14), même trumpiste.
À cela s’ajoutent trois juges dit.e.s conservateur.ice.s nommé.e.s à la Cour suprême : Amy Coney Barrett, Brett Kavanaugh et Neil Gorsuch, qui, étant relativement jeunes, pourraient influencer la Cour pendant plusieurs décennies. À elleux seul.e.s, iels représentent le tiers de la Cour, s’ajoutant aux trois autres juges aux tendances très conservatrices, à savoir le juge en chef John Roberts, le juge Clarence Thomas et le juge Samuel Alito. C’est une chose ici, où il y a un âge de retraite fixé à 75 ans ; c’en est une autre là-bas, où les juges siègent à vie.
C’est ce contexte expliqué ci-dessus, incluant les liens étroits entre l’entourage de Trump ainsi que des membres de son ancienne administration et la Heritage Foundation (15), de même que le passé de la Heritage Foundation avec d’ex-présidents comme Ronald Reagan (16), qui a semé l’intuition chez certain.e.s qu’une partie du Project 2025 pourrait être réalisée. La récente réélection de Trump lui permettrait de capitaliser sur la majorité républicaine au Sénat pour renforcer son contrôle sur le système judiciaire, en lui donnant l’opportunité de nommer et confirmer des juges ultra-conservateurs à la Cour suprême (tout en continuant de nommer des juges aux instances inférieures également). L’idée serait d’encourager ceux plus âgés à se retirer prématurément, puis à les remplacer par de jeunes juges idéologiquement alignés avec Trump. Cette manœuvre pourrait maintenir une majorité à la Cour suprême, et ce bien après la fin de son second mandat en janvier 2029. En d’autres mots, il n’y a aucune barrière ferme pour contrer ce que Trump et son parti décideront de faire avec le système judiciaire. Nous assisterons, en direct, à un test des plus brutaux sur les institutions démocratiques, leurs limites et leur résilience lorsque mises en contact prolongé avec un élément érodant.
Ce scénario soulève des questions cruciales sur l'avenir de la démocratie américaine. Si elle « meurt dans l’obscurité », comme nous le rappelle le Washington Post, on pourrait aussi dire qu’elle se dégrade en plein jour. Une telle évolution serait inquiétante, qu'elle soit le fait des Démocrates ou des Républicains : ainsi, il faudra voir si un second mandat Trump sera véritablement le joint de soudure redouté entre les branches du pouvoir, et ce, de façon décisive.
John PARISELLA, « Ces républicains qui se dissocient de Trump », La Presse, 11 octobre 2024, en ligne: <https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2024-10-11/ces-republicains-qui-se-dissocient-de-trump.php>.
Voir sa déclaration complète au Hugh Hewitt Show, le 3 mai 2018.
Chris MCGREAL, «Leonard Leo: the secretive rightwinger using billions to reshape America », The Guardian, 4 septembre 2022, en ligne: <https://www.theguardian.com/us-news/2022/sep/04/leonard-leo-federalist-society-conservative-abortion>.
Ruth MARCUS, « McConnell built a conservative Supreme Court. Why doesn’t he want you to know? », The Washington Post, 11 juillet 2023, en ligne: <https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/07/11/mcconnell-supreme-court-op-ed-reaction/>.
Mitch MCCONNELL, « Mitch McConnell: Neither party can count on the Supreme Court to be its ally », The Washington Post, 10 juillet 2023, en ligne: <https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/07/10/mitch-mcconnell-supreme-court-ideology/>.
Susan FEIGIN HARRIS, et. al., « “Chevron is Overruled” Supreme Court decision upends the era of agency rule », Publications Norton Rose Fullbright, juillet 2024, en ligne: <https://www.nortonrosefulbright.com/en/knowledge/publications/5ef22f81/chevron-is-overruled-supreme-court-decision-upends-the-era-of-agency-rule> ; voir Loper Bright Enterprises v. Raimondo, 144 S. Ct. 2244 (2024).
John KRUZEL et Andrew CHUNG, « US Supreme Court rules Trump has broad immunity from prosecution », Reuters, 1er juillet 2024, en ligne: <https://www.reuters.com/legal/us-supreme-court-due-rule-trumps-immunity-bid-blockbuster-case-2024-07-01/> ; voir Trump v. United States, 603 U.S. 593 (2024).
LEGAL INFORMATION INSTITUTE, Dobbs v. Jackson Women's Health Organization (2022), en ligne: <https://www.law.cornell.edu/wex/dobbs_v._jackson_women%27s_health_organization_%282022%29#:~:text=Casey%2C%20the%20decisions%20that%20originally,people%20and%20their%20elected%20representatives. ; voir Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, 597 U.S. 215 (2022).
STANFORD CENTER FOR RACIAL JUSTICE, « Students For Fair Admissions FAQ », en ligne: <https://law.stanford.edu/2023/12/12/students-for-fair-admissions-v-harvard-faq-navigating-the-evolving-implications-of-the-courts-ruling/> ; voir Students for Fair Admissions v. Harvard, 600 U.S. 181 (2023).
Margaret J. FINERTY, « The Supreme Court’s Bruen Decision and Its Impact: What Comes Next? », New York State Bar Association, 9 août 2022, en ligne: <https://nysba.org/the-supreme-courts-bruen-decision-and-its-impact-what-comes-next/?srsltid=AfmBOopnnRmrLT0YZ_GP_vieLtC0ATdMk0M3lygTtg2kyFCNxRMwGzpt ; voir New York State Rifle & Pistol Association, Inc. v. Bruen, 597 U.S.1 (2022).
Lawrence HURLEY et Andrew CHUNG, « U.S. Supreme Court takes aim at separation of church and state », Reuters, 29 juin 2022, en ligne: <https://www.reuters.com/legal/government/us-supreme-court-takes-aim-separation-church-state-2022-06-28/>.
303 Creative LLC v. Elenis, 600 U.S. 570 (2023), voir p.2 de la dissidence de la juge Sotomayor, en ligne: <https://www.supremecourt.gov/opinions/22pdf/21-476_c185.pdf>.
John GRAMLICH, « How Trump compares with other recent presidents in appointing federal judges », dans Pew Research, 2021, https://www.pewresearch.org/short-reads/2021/01/13/how-trump-compares-with-other-recent-presidents-in-appointing-federal-judges/.
Suzanne MONYAK, «Liberals Face More Conservative Courts to Fight Trump Policies», Bloomberg Law, 6 novembre 2024, en ligne: <https://news.bloomberglaw.com/us-law-week/liberals-face-more-conservative-courts-to-fight-trump-policies>.
Elena SHAO et Ashley WU, « The Many Links Between Project 2025 and Trump’s World », The New York Times, 22 octobre 2024, en ligne : <https://www.nytimes.com/interactive/2024/10/22/us/politics/project-2025-trump-heritage-foundation.html>.
Andrew BLASKO, « REAGAN AND HERITAGE : A Unique Partnership », Heritage Foundation, 7 juin 2004, en ligne: <https://www.heritage.org/conservatism/commentary/reagan-and-heritage-unique-partnership>.