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La mise à mort sociale des Afghanes

Auteur·e·s

Myriam Coderre

Publié le :

29 novembre 2024

Les droits des femmes afghanes ne cessent de s’éroder depuis le retour au pouvoir des Talibans il y a 3 ans. Comme lors de leur première période de gouvernance de 1996 à 2001, les Talibans adoptent une interprétation fondamentaliste de la Charia. Après l’interdiction d’accès aux établissements d’enseignement, l’ajout de nouvelles restrictions vestimentaires les obligeant à se couvrir intégralement à l’exception des yeux, le bannissement des salons de beauté, la prohibition de travailler ou encore celle de sortir de chez soi sans la présence d’un homme, une nouvelle loi est venue alourdir cette accablante liste, assénant de nouveau un coup aux droits fondamentaux des Afghanes. Le 28 octobre dernier, le ministre de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice, Mohammad Khalid Hanafi, a annoncé l’interdiction aux femmes « de s’entendre ».


En août dernier, dans le cadre de la loi sur la Prévention du vice, les Talibans ont instauré un décret privant les femmes du droit de s’exprimer en public, entre autres. Aujourd’hui, ils renforcent davantage cette répression. Dans l’optique de museler les voix des femmes afghanes, le groupe fondamentaliste islamiste à la tête du pays les empêche désormais de chanter et de parler à voix haute, afin que personne ne puisse entendre leur voix. Cette restriction s’étend même dans leur domicile et dans le contexte de la récitation de prières. Selon certaines interprétations coraniques, la voix des femmes serait perçue comme un instrument de tentation, susceptible de provoquer le désir des hommes.

Certains passages du Coran viennent appuyer cette idéologie. Le Coran, qui comprend 114 sourates, fait référence dans la sourate 31 (Luqman), verset 19, à ces paroles : « Sois modéré dans ta démarche et baisse ta voix, car le bruit le plus détestable est sans doute celui de l'âne. »

Awra et le débat de la nudité verbale

Dans la jurisprudence islamique, on définit le terme « awra » comme « une partie du corps ne devant pas être exposée à ceux qui ne devraient pas la voir », une essence intime devant être dissimulée.  C’est notamment ce qui explique le port du voile chez plusieurs femmes musulmanes, leurs cheveux et leur corps étant inclus dans cette catégorie. Si tous les régimes musulmans ne s’accordent pas sur le fait de qualifier la voix féminine comme faisant partie du « awra », les Talibans, eux, appliquent cette règle de manière stricte : à l’instar du corps, leur voix ne doit pas être perceptible par qui que ce soit, même par les oreilles d’autres femmes. Seuls son mari et les membres rapprochés de la famille sont autorisés à entendre la voix d’une femme.


Certains passages du Coran viennent appuyer cette idéologie. Le Coran, qui comprend 114 sourates, fait référence dans la sourate 31 (Luqman), verset 19, à ces paroles : « Sois modéré dans ta démarche et baisse ta voix, car le bruit le plus détestable est sans doute celui de l'âne. » La première partie, « sois modéré dans ton pas et baisse la voix » est appliquée unilatéralement aux femmes, comme une injonction de ne pas parler aux hommes d’une manière séduisante. Paradoxalement, c’est précisément l’utilisation d’une voix douce chez une femme qui pose un problème dans cette interprétation. Perçue comme trop envoûtante, la voix douce devient un obstacle à la conformité avec l’obligation coranique.  La solution semble alors être le silence total.


Les voix interdites de l’histoire

Au-delà de l’Afghanistan et de notre époque, la voix des femmes a souvent été perçue comme une source de danger. Cette crainte, partagée dans plusieurs cultures et constante à travers les époques, se fonde sur l’idée que la voix féminine incarne la rébellion, la séduction et le chaos. Afin de préserver la quiétude, les femmes ont trop souvent été réduites au silence.


La mythologie grecque dépeint le mythe du chant des sirènes comme un charme auquel aucun homme ne savait s’extirper. Par imprudence et par désir, les marins se laissent guider par l’appel irrésistible que génèrent les voix mortifères des sirènes. Leur bouche, symbole de beauté et de dévoration, porte en elle la voix chargée de danger. Dionysiaques, les sirènes possèdent une voix ensorcelante capable de plonger les mortels dans un état de folie pouvant s’avérer destructeur. Selon le mythe d’Homère, Ulysse, prévenu par Ciré du pouvoir des sirènes, est parvenu à survivre à leur enchantement là où tous les autres avant lui avaient échoué en se liant solidement au mât de son navire.


Puis, pendant le Moyen-Âge, les Sorcières sont elles-aussi devenues des symboles féminins menaçants qui devaient être éradiqués. Accusées de conclure des pactes avec le diable, l’obsession européenne pour ces femmes mystérieuses a donné naissance aux « chasses aux sorcières » au tournant des XIVe et XVe siècles. Les inquisiteurs médiévaux s’appuyaient sur divers ouvrages doctrinaux pour justifier leurs persécutions, notamment le célèbre manuel « Malleus Maleficarum » de Henri Institoris et Jacques Sprenger. Dans ce texte de référence pour l’organisation des chasses, on peut y lire l’extrait suivant :


« Écoutons encore ceci au sujet d’une autre des particularités [de la femme], la voix. Menteuse par nature, elle l’est dans son langage : elle pique tout en charmant. D’où la voix des femmes est comparée au chant des Sirènes, qui par leur douce mélodie attirent ceux qui passent et les tuent. Elles tuent en effet, car elles vident la bourse, elles enlèvent les forces, elles contraignent à perdre Dieu ».


La voix des sorcières était vue, à l’époque médiévale, comme un attribut féminin et humain, elle ne relevait pas du diable en elle-même. C’est particulièrement ce qui fait son pouvoir : elle ne faisait pas peur par sa simple écoute ; au contraire, elle était charmante, agréable, douce et séduisante. Pourtant, derrière cette façade se cachait le diable, transformant une apparente douceur en une arme trompeuse.


Une autre forme de répression de la voix publique des femmes était le « masque de la honte », une sanction qui consistait en une humiliation publique. Pratiquée en Europe du Moyen-Âge jusqu’au XIXe siècle, cette punition était réservée aux personnes déclarées coupables d’un délit de petite importance. La forme du masque et la souffrance infligée variaient en fonction du crime commis. Par exemple, un masque arborant de longues oreilles représentait le crime de l’indiscrétion et une langue pendante dénonçait le bavardage excessif. Cette seconde catégorie, majoritairement attribuée aux femmes, portait le nom de « bride de la commère ». Infligée aux femmes responsables de causer des troubles à l’ordre public, la bride servait à immobiliser la langue des femmes trop bavardes. Cet objet lourd et douloureux devait être porté pour une durée déterminée par les autorités et la femme devait se promener dans les espaces publics à la vue de tous. Il s’agissait d’une manière de réprimander et de dissuader les autres femmes souhaitant s’exprimer en public.


Dans les autres religions monothéistes, le portrait n’est pas plus élogieux. La tradition juive adhère aussi à l’idée que la voix féminine (principalement la voix chantée), puisqu’elle provient de l’intérieur, est une forme de nudité. Elle contient une charge érotique. Cela peut se transposer, dans certaines interprétations, à l’imposition du silence des femmes dans les endroits publics réservés aux hommes. Perturbatrices lorsqu' entendues en public, les femmes juives sont parfois soumises au mutisme.


La religion chrétienne ne fait pas exception. En explorant le mythe du péché originel, on constate que la voix de la femme y porte également une connotation teintée de vices. Selon le mythe, Dieu aurait façonné l'Homme pour lui accorder des capacités supérieures, comme la raison et la volonté, censées régner sur les forces inférieures telles que les passions et les sens. Dans le jardin d’Éden, Dieu plaça l’arbre de la connaissance du bonheur et du mal en énonçant l’avertissement suivant : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de cet arbre, car du jour où tu en mangeras, tu devras mourir ». Toutefois, Ève, séduite par les promesses du serpent qui rôdait, cueillit un fruit et le partagea avec Adam. Dieu dit à ce dernier : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de manger, le sol sera maudit à cause de toi ». Le véritable péché de l’homme ne réside plus dans le fait même d’avoir mangé la pomme, mais bien dans celui d’avoir écouté Ève, de ne pas avoir fait usage de ses capacités supérieures et de s’être laissé séduire par la tentation. Ève incarne, selon cette lecture, la pécheresse originelle.


En secret je brûle, en secret je pleure

Pour en revenir aux souffrances des Afghanes, depuis l’adoption du nouveau décret tyrannique des talibans sur le silence des femmes, plusieurs afghanes ont pris le risque de filmer et de publier des vidéos d’elles qui chantent haut et fort en public. Dans le but de faire résonner les dernières parcelles de liberté qu’il leur reste, ces femmes ont défié les commandements islamistes au péril de leur vie et de leur sécurité. En utilisant l’hashtag #MaVoixN’estPas’Awra, elles contestent ouvertement l’exégèse des Talibans qui fait une lecture radicale et discriminatoire de ce principe.


Ce n'est pas la première fois que les femmes afghanes font preuve de courage et de résilience face à l'oppression de leurs dirigeants. En effet, elles ont su faire preuve d'ingéniosité pour défier les différents régimes à travers l’histoire. L’art du « landay » est un exemple éclatant d’outil de résistance utilisé par celles-ci. « En secret je brûle, en secret je pleure / Je suis la femme pashtoune qui ne peut dévoiler son amour » est un exemple de cette pratique artistique. Le « landay » est un très court poème populaire chez les femmes afghanes. Utilisée depuis des millénaires, cette forme d’expression orale leur permet de partager des pensées dans un pays qui refuse de les entendre. Rédigés anonymement pour éviter les représailles, les « landay » abordent des termes percutants comme le sexe, l’amour et la souffrance. Le terme « landay » fait originalement référence au nom d’un petit serpent très venimeux, à l’image des poèmes qu’il a inspirés. Comme le serpent, les « landay » se faufilent en silence, furtifs et discrets, mais d’une grande puissance.


On constate que malgré les tentatives extrêmes des hommes de faire taire les femmes, de leur enlever leur voix qu’ils savaient être un outil puissant de résistance et d’émancipation, des femmes continuent à s’élever face aux injustices. Dans l’histoire, leurs voix ont résonné plus fort que les interdictions idiomatiques qui leur étaient adressées, elles ont bravi les frontières en portant en elles le rêve d’un monde plus juste. Les tentatives d’annihilation de leur humanité n’effaceront pas leur quête et n’assujettiront pas ces millions de femmes qui savent, au fond de leur cœur, que leur voix, aussi étouffée soit-elle, finira par se frayer un chemin vers la liberté.


Mon cœur de femme saigne pour chacune de mes consœurs en Afghanistan qui ne peut plus déguster la joie de rire avec une amie, qui ne trouve plus refuge dans l’oreille bienveillante d’une voisine, qui ne se délecte plus du plaisir de sentir ses cordes vocales vibrer sur une mélodie qu’elle aime, qui ne peut plus réciter un poème qui lui est cher, qui ne goûte plus au bonheur d’une rencontre avec une inconnue, qui est désormais condamnée à sa solitude, privée même de l’écho de sa propre voix pour compagnon. Je suis en pensée avec toutes les femmes victimes de violence domestique qui sont damnées à souffrir en silence et dont les blessures sont camouflées sous un voile.


Ces femmes sont légalement tenues au silence, mais on peut être féministe tout en étant muette. On peut être solidaires en pensée, en réflexion, en émotion, dans notre peine, dans nos lectures du soir, dans nos cris et nos paroles refoulées, dans nos désirs et dans nos rêves étouffés. Soyons féministes de toutes les manières, imparfaites, impuissantes, revendicatrices, voilées, dérangeantes, mais ne soyons pas indifférentes. S’il vous plaît, ne soyez jamais indifférent.es.

https://www.viabooks.fr/article/le-landay-poesie-femmes-afghanes-pashtounes-mirman-baheer-daisy-winling-125737#:~:text=Quelques%20exemples%20de%20landays&text=Traduit%20litt%C3%A9ralement%2C%20ce%20m%C3%AAme%20landay,sourires%20narquois%20chez%20les%20Afghanes.


https://legrandcontinent.eu/fr/2023/08/15/symboliser-la-force-et-la-resilience-des-femmes-afghanes-une-conversation-avec-rada-akbar/

https://books.google.ca/books?hl=fr&lr=&id=_3fNJ-YPiPsC&oi=fnd&pg=PT10&dq=eve+p%C3%A9ch%C3%A9+originel+voix+religion&ots=CSSU_-Lbgr&sig=NFXgX8VTGjtLIlhjPRIdO3iu8Ts&redir_esc=y#v=snippet&q=voix%20d'%C3%A8ve&f=false


https://core.ac.uk/download/pdf/224248331.pdf


https://www.ledevoir.com/lire/408967/les-femmes-pachtounes-et-leurs-poemes-de-la-resistance


https://books.openedition.org/psorbonne/83843?lang=fr


https://fr.wikipedia.org/wiki/Masque_de_honte


https://www.erudit.org/fr/revues/cah/2021-n17-cah06196/1079389ar.pdf


https://journals.openedition.org/crm/764


https://wsrp.hds.harvard.edu/news/2023/3/4/what-%E2%80%9C%E2%80%99awra%E2%80%9D-women-gendered-space-and-islamic-law


https://www.proquest.com/docview/2059166067?pq-origsite=gscholar&fromopenview=true&sourcetype=Dissertations%20&%20Theses


https://www.lejdd.fr/international/afghanistan-les-talibans-interdisent-aux-femmes-de-se-parler-entre-elles-151186


https://www.slate.fr/monde/afghanistan-femmes-droits-talibans-entendre-autres-voix-exprimer-public-parler-prier-chanter-lois-interdiction


https://www.ohchr.org/fr/news/2024/06/human-rights-council-hears-severity-violations-against-women-and-girls-afghanistan


https://www.la-croix.com/culture/femmes-d-afghanistan-lart-contre-le-silence-20241021


https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/anne-cecile-mailfert-en-toute-subjectivite/anne-cecile-mailfert-en-toute-subjectivite-du-vendredi-06-septembre-2024-3923712


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