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L’amour, la politique et les autres

Auteur·e·s

Philippe Granger

Publié le :

1 septembre 2020

Les 26 et 27 juin 2019 eurent lieu les premiers débats à la course à la chefferie du Parti démocrate. Le nombre hallucinant de candidats souhaitant devenir le prochain Président des États-Unis força les organisateurs à diviser le débat en deux soirées afin de donner la chance aux nombreux candidats présents de pouvoir s’exprimer.


La deuxième soirée de débat s’avéra corsée : Joe Biden, Bernie Sanders, Kamala Harris et Andrew Yang y battaient notamment le fer. Pourtant, un des discours finaux ayant le plus marqué cette soirée provenait d’une des personnes en périphérie de l’hémicycle. Une certaine Marianne Williamson prend ainsi la parole, après une soirée houleuse de deux heures :


I’m sorry we haven’t talked more tonight about how we’re going to beat Donald Trump.


I have an idea about Donald Trump:


Donald Trump is not going to be beaten just by insider politics talk.


He’s not going to be beaten just by somebody who has plans.


He’s going to be beaten by somebody who has an idea what the man has done.


This man has reached into the psyche of the American people and he has harnessed fear for political purposes.


So, Mr. President — if you’re listening — I want you to hear me, please:


You have harnessed fear for political purposes, and only love can cast that out. So I, sir, I have a feeling you know what you’re doing. I’m going to harness love for political purposes. I will meet you on that field, and sir, love will win.


Ce message ésotérique et simpliste de Williamson n’est pas étonnant, et ce, à plusieurs égards. Après tout, cette autrice et gourou est connue pour ses nombreuses déclarations à saveur spirituelle parfois controversée, et a su, à l’intérieur des six minutes lui ayant été allouées durant cette soirée, clamer certains propos très en marge de ses compatriotes. On notera entre autres : We don’t have a healthcare system in the United States, we have a sicknesscare system : we just wait till somebody get sick, and then we talk about who is gonna pay, ou aussi I do not believe that the average American is a racist, but the average American is wholefully undereducated about the history of racism in the US.

Il convient de constater que nos démocraties sont menacées par un cynisme croissant, indiqué notamment par les hauts taux d’abstention durant les élections, [...].

De ces quelques minutes allouées (équivalant plus ou moins à une écoute de la chanson Bohemian Rhapsody), Williamson semble avoir su tirer son épingle du jeu : le Times titre Marianne Williamson Kind of Stole the 2020 Democratic Debate, alors que les débats subséquents provoquent le même effet devenant du même coup, selon CNN, « the new internet darling ».


Cette situation a de quoi semer l’inquiétude de certaines personnes, tous partis confondus. Alors que le LA Times titre simplement Marianne Williamson won the debate and we’re all doomed, le média Vox sonne l’alarme et souligne, dans l’article Marianne Williamson isn’t funny. She’s scary., son manque d’expérience, ses propos douteux sur les vaccins ainsi que sur les antidépresseurs. Vox titre pourtant le même jour un article Is it me or is Marianne Williamson making a lot of sense?. Comme quoi les discours hippies de l’ancienne gourou d’Oprah ont su résonner.


Cette contradiction explicite parfaitement la magie de Williamson, ou même celle de la politique en général. Sans aller sur le terrain des dark psychic force élaboré par Williamson (et encore moins sur celui de la vaccination), nous pouvons soulever ici la problématique liant la politique et l’amour. Parler d’amour de l’Autre et de désir collectif en politique est-il synonyme de désillusion, voire de populisme? La haine et la peur sont-elles réellement antithétiques à la politique, et constituent-elles une menace à notre idéal démocratique?


Il convient de constater que nos démocraties sont menacées par un cynisme croissant, indiqué notamment par les hauts taux d’abstention durant les élections, ou, pour paraphraser Denys Arcand, par le confort et l’indifférence. Or, comme le mentionne si bien le Nobel de la Paix Elie Wiesel, le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence. Catalysée notamment par l’hyperindividualisme capitaliste, la solitude se bâtit peu à peu comme menace prédominante de l’humain moderne, augmentant le cynisme et l’apathie.


Dans son livre Les luttes fécondes (2018), l’artiste et politicienne Catherine Dorion effectue astucieusement un parallèle entre les relations amoureuses individuelles et les mouvements collectifs. Elle y voit notamment en ces deux phénomènes une peur de l’action, créant chez l’individu une apathie ou une illusion de confort :


L’amour n’est pas là pour rassurer. L’amour met en danger. Une lutte féconde, oui. Sinon, c’est une paix inféconde, une paix obligée qui tient par la contrainte. Et l’amertume se crée des niches. […] La démocratie n’est pas là pour rassurer. Elle a été imaginée pour que notre vie commune puisse devenir un espace de luttes ouvertes et décomplexées, un espace de sincérité.


Marianne Williamson et Catherine Dorion sont des politiciennes et peuvent, comme n’importe quel politicien, soumettre des idées pouvant sembler aller à l’encontre du concept général d’amour qu’elles partagent pourtant. C’est pour cela qu’il faut percevoir cet amour de la vie (comprenant la chose politique) comme une sincérité collectivement engagée, et non pas comme un altruisme sans faille.


De surcroît, cette conception de la politique peut sembler simpliste et irréaliste, par le fait qu’elle repose sur une vision abstraite et peu tangible de l’articulation des projets sociaux. Or, ceci est justement son objectif. Cette conception nargue la tradition politique en accentuant l’intérêt et la passion des foules. En soi, elle peut avoir des tendances démagogiques, voire populistes, si elle cherche à augmenter la méfiance envers nos institutions. Or, cette conception n’attaque pas nécessairement les institutions, mais peut justement chercher à renforcer notre démocratie et ses institutions en égayant nos dynamiques sociales.


Ce flou idéologique peut être parfaitement résumé par une déclaration de Williamson, lancée à mi-chemin du débat du 27 juin 2019 :


I agree with almost everthing here [but] I’ll tell you one thing: it’s really nice if you’ve got all these plans, but if you think we’re gonna beat Donald Trump by just having all these plans, you’ve got another thing coming. Because he didn’t win by saying he had a plan, he won by simply saying ‘’Make America Great Again’’ […] We’ve gotta get deeper than just these superficial fixes – as important as they are.


Autant au Québec qu’aux États-Unis, l’impression que la politique a le nez collé sur la partisanerie et l’élaboration de plans vains déteint sur notre amour de l’Autre, mais surtout sur notre amour-propre, qui se voit complètement écarté de nos projets individuels et collectifs. Sans ce respect envers soi-même et envers l’Autre, sans renversement de ce sentiment d’impuissance, nous continuerons à nous noyer et à menacer le maintien d’un système politique sain et purement démocratique. Au lieu d’exclusivement se concentrer sur les programmes et les plans mis de l’avant, il vaudrait s’attarder à créer un goût pour la chose politique.

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