Beaucoup arrivent alors que d’autres partent. Voilà l’histoire du monde, c’est celle de la vie. Celle-ci peut mourir des teintes de gris ou vivre d’une vive valse chromatique. Finalement, sa perception est relative à ceux qui s’attardent à son observation.
Je vois déjà nos descendants savoir enfin naître et renaître aux mains du temps.
De regards désemparés, Leila longe la rue De l’Église, dans la circonscription de Saint-Laurent, la conscience absente, exilée. Corps en terre nouvelle, proclamée d’espoir, son identité est cependant encore là-bas, dans son pays natal.
Cela fait déjà deux heures qu’elle tourne en rond autour des mêmes rues près du duplex loué. La nuit commence à se réveiller et, contrairement aux dires de mama, elle ne s’est toujours pas habituée à l’air glacial de l’automne canadien. Cette routine nouvellement quotidienne lui apporte tout de même une certaine normalité dans cet univers incompréhensible. Autrefois, ses amis étaient présents tous les après-midis dans la cour commune du village, mais au parc Gohier les gens ne parlent qu’à ceux qu’ils connaissent.
Seul un homme, dont les rides semblent être sculptées par les bourrasques sèches du temps qu’il fait, brise ce chaos par sa sérénité. Il n’est pas comme les autres gens qu’elle a observés. Assis sur son banc, les paumes sur les cuisses, on aurait presque dit qu’il accepte la soudaine commotion de la soirée. Bizarrement, le changement de temps ne l’effraie pas non plus, comme si la sagesse acquise par son âge le calme de toute phobie. Il n’a pas l’air de craindre le nouveau.
Leila, pour une simple seconde, oublie. Sa haine pour ce monde étranger semble s’apaiser. Contrairement aux autres qu’elle a rencontrés, l'homme ne semble même pas la remarquer, elle au teint supposément souillé. Surprise, mais aussi enjouée à l’idée de ne pas être vue, elle le scanne alors de la tête au pied. Il porte un foulard gris, dont les détails s'harmonisent avec son karpa rouge sang. Ses pantalons longs cachent presque ses souliers de cuir brun malmenés. En se rapprochant de lui, une mélodie commence à se mélanger aux sons du cassage des feuilles mortes. L’homme, d’une voix rauque, mais enivrante, chantonne un air qu’elle ne connaît pas. Elle fait deux autres tours autour du parc, sans jamais lâcher le vieillard des yeux. Enfermé dans son propre univers, celui-ci ne change jamais de position ni de musique. Leila décide enfin de réellement s’approcher de lui. Elle s’assoit derrière un arbre et écoute, attentive, l’accent rond de l’homme. L'écorce de cet arbre, qu’elle avait auparavant nommé l’arbre à chair blanche, semble vibrer après chaque vers. Le conte raconté est touchant et presque inspirant. Il se déroule, comme tout bon récit, il y a fort longtemps.
C’était l’histoire d’un jeune bûcheron aux traits foncés et à la hache grosse comme le plus gros des troncs. L’homme travaillait, même les jours de neige, à couper chaque bouleau qu’il voyait. Il ne le faisait pas pour l’argent ni pour le plaisir, mais par châtiment qu’il s’était imposé. Chaque arbre abattu était une peine de moins pour cet homme qui avait perdu tout ce qu’il possédait: sa douce moitié, son âme et son espoir. L’arbre blanc qu’il abattait avec rage symbolisait cet étranger qui lui pris une partie de sa vie en échange de quelques biens de ce bas-monde, depuis la hache à l’eau-de-vie.
Tout d’un coup, l’écorce du bouleau qui sert encore d’appui à la jeune fille commence soudainement à peler, comme si les pleurs de la légende abattent à présent l’arbre solitaire. Leila se fige, puis se démêle des branches qui semblent l'étouffer. Elle crie, les bras tremblant de peur, avant de bondir et de s’enfuir du bois maudit. Maintenant debout et paralysée à distance identique entre l’arbre et le banc, elle ne cesse de pleurer. Perdue, elle regarde hâtivement la scène avant de subitement croiser les profonds yeux bleus de l’homme, la transperçant. Abandonnant le reste de sa chanson, il lui dit:
« Pourquoi as-tu si peur? Ne crois-tu pas qu’il faut accepter le monde tel qu’il est, que ce soit pour sa beauté ou pour sa laideur?
- Mais l’arbre… et, et, et le bûcheron, répond-elle, encore sous le choc.
- C’est parce que tu n’as vu que la haine, tel ce misérable. La peur de l’autre est une maladie contagieuse qui malheureusement appelle à la vengeance. Or, celui qui se venge ne fait que percer le cœur des générations à venir, Leila.
- Mais comment connai-
- Qu’importe. Mon seul désir est que “je vois déjà nos descendants savoir enfin naître et renaître aux mains du temps”[1]. Vis, ma chère, mais sache vivre. Le monde ne se gagne qu’un cœur à la fois. Blesser est un acte horrible, mais chercher à retourner l’attaque n’est pas plus honorable. Effectivement, juger l’autre pour la différence qu’il nous reproche, c’est aussi le voir de la même façon qu’il nous voit et alors se rabaisser à son niveau. »
Avant qu’elle ne réagisse, le monde se remet encore une fois à danser. L’arbre l’accroche et puis la ramène en son creux, tandis que le sol se lève une dernière fois, faisant glisser ses jambes et empêchant la jeune fille de se débattre. Le tout cesse enfin après ce qui a semblé être une éternité. Leila se relève, mais, en se retournant, elle remarque que le vieil homme a disparu. Seul le bouleau a gardé sur sa peau meurtrie les cicatrices de cet événement saugrenu. Encore apeurée, la fille court chez elle sans jamais se retourner, portant à son cou un foulard aux détails rouges et dans son cœur une leçon d’amour.
Au bout du Coeur, Gilles Vigneault