De chair et d’os
Auteur·e·s
Adam Wrzesien
Publié le :
8 mai 2022
* Prenez note que cet article a été rédigé le 21 avril 2022*
Rare est le trouble qui ne traverse pas notre société en cette époque. Le baccalauréat en droit, disons-le, est un chouette mirador pour les observer et les analyser, ces troubles; étant moi-même étudiant de troisième année sur mon départ, c’est avec tristesse que je songe au fait que c’est là, probablement, la dernière fois que je vous en fais part dans ces lignes.
Le grand problème, c’est qu’au service de cette théorie qu’il tient depuis maintenant un certain temps, mais qu’il vient de nommer, Me Bérard minimise l’enjeu réel du wokisme dans le monde académique. Et ce, de manière — pour lui emprunter le mot — stratosphérique.
Être étudiant de troisième année en ce moment accorde aussi une perspective que je chéris particulièrement. Un début de bac sans pandémie, déjà, mais aussi une expérience de plus dans certains débats : par exemple, nous étions déjà bien outillés en matière de droits fondamentaux quand ont éclaté les débats sur la liberté académique, fin 2020.
Intéressante affaire que celle-là. J’avais écrit, à ma modeste mesure, là-dessus, et j’étais évidemment très loin d’être le seul : à titre d’exemple, Me Frédéric Bérard écrivait, le 2 décembre 2020 dans sa chronique au titre fort inéquivoque « Les terroristes intellectuels » dans les lignes du Métro, ceci à propos de la scandaleuse affaire de l’Université d’Ottawa:
« Voilà dorénavant, comprenait-on, le néo-modus operandi du progrès social : quiconque en venait à transgresser la ligne établie à par un groupuscule de censeurs patentés et (surtout) fort en gueule, basta ! Non, on ne veut pas entendre ce que t’as à dire. »
On notait, ici et à travers le texte, que je vous invite d’ailleurs chaudement à relire, une inquiétude justifiée pour le climat des universités, et les dérives de ce qu’on appelle généralement, et de manière parfois peut-être trop large, le wokisme…
Bon. Entre les multiples vagues de la pandémie et maintenant une guerre (mondiale?), dire que nous vivons dans un monde en constante et rapide évolution relève du plus solide euphémisme. Les changements sont souvent radicaux; ils nous étonnent parfois, et ce, rarement pour le mieux. C’est probablement la meilleure façon d’amener la position maintenant défendue par le chargé de cours préféré de la Faculté (le mien aussi, croyez-le ou non) à propos du wokisme susmentionné, sur toutes les plateformes qui sont les siennes, y compris, encore, le Métro, avec une nouvelle chronique au titre toujours inéquivoque… mais dans l’autre sens : « Le DAW : Délire Anti-Woke », parue le 19 avril 2022.
Lisez-la, si ce n’est déjà fait : ça vaut la peine. À mon avis, de la mauvaise façon, mais ça, c’est moi.
À quoi tient la théorie dudit « DAW », en gros? Bref résumé : le wokisme n’est pas un problème important dans notre société; le woke est un homme de paille; le tout relève d’un déchaînement médiatique destiné à, ou ayant à tout le moins pour effet de, détourner l’attention du public de ce qui constitue, pour l’auteur, les seuls vrais enjeux, c’est-à-dire le réchauffement climatique et la montée de l’extrême droite en Occident.
Au début de son texte, Me Bérard fait état d’une « escouade omnipotente, prisée et omnisciente du Délire Anti-Woke ». Ladite escouade serait composée, selon l’auteur, de gens qui croient qu’une personne d’avis que le racisme systémique existe est nécessairement woke; qui croient aussi que toute personne s’identifiant fièrement à une minorité LGBTQ est nécessairement woke; qui croient de plus que toute personne insatisfaite de la non-application du principe de Joyce par le gouvernement Legault est nécessairement woke; qui croient que la claque de Will Smith était woke (j’avoue ne pas l’avoir comprise, celle-là); qui croient que toute personne contre le troisième lien est nécessairement woke; et que toute personne refusant « le récit nationaliste-de-la-majorité-blanche-catho-toujours-victime-et-sans-reproche » est nécessairement woke…
En plus de cela, continue Me Bérard, ce seraient des gens qui paniquent tous quand on « retire la bizoune » de M. Patate; qui paniquent tous devant la bisexualité du fils de Superman; mais qui ne bronchent pas, ah, mais pas du tout, quand Maus, une excellente BD sur l’Holocauste est retirée de bibliothèques scolaires (au Tennessee, soit dit en passant; je vous propose en note de bas de page un article du Devoir du 31 janvier sur l’affaire et ses effets) (1)).
La liste de péchés que l’auteur attribue à cette « escouade » est sans fin. Or, ma question est fort simple : qui donc remplit tous ces critères? Autre qu’un… homme de paille?
Et si on insiste pour donner une définition exacte au terme woke, eh bien, essayons. La langue évolue rapidement, surtout en ce qui concerne les termes politiquement chargés : « éveillé aux injustices sociales » ne convient définitivement plus seul à définir woke. Il y aura des variations d’usage; mais pour le commun des mortels, il me semble assez évident qu’un woke est celui qui est perçu comme ayant des convictions se situant à l’extrême gauche sur l’échiquier politico-identitaire d’aujourd’hui.
Donc non pas, comme le jugerait l’homme de paille créé par Me Bérard dès les premières lignes de sa chronique, une personne considérant que le racisme systémique existe; mais peut-être, une personne qui, pour cette raison, croit que la police devrait être abolie.
Non pas une personne qui refuse de croire un récit de l’Histoire où les Canadiens français et les Québécois n’ont jamais fait quoi que ce soit de mal; mais peut-être, une personne qui s’irrite lorsqu’on nomme les différences factuelles entre les modus vivendi français et anglais avec les Premières Nations; peut-être, une personne qui considère que les Québécois ne sont pas chez eux… chez eux, car les autochtones étaient là avant; peut-être encore, une personne qui croit, à l’instar des sections commentaires du Montreal Gazette, que la protection de la langue française au Québec est de ce fait injustifiable.
Certainement pas une personne appartenant à une communauté LGBTQ ni une personne qui est contre le troisième lien, car ça n’a absolument aucun rapport; mais très certainement toute personne qui croit, peu importe ses idées de base, que le progrès et la justice sociale lui demandent d’intimider, de saccager, de déplateformer, d’annuler, d’insulter les gens autour, en disant mener le bon combat contre des fascistes, racistes, ou autre variant similaire.
C’est ça, un woke. On aura beau chanter à qui veut bien l’entendre qu’on ne sait pas ce que ce mot veut dire, parce que Legault a un jour donné une réponse simpliste et partisane à la question d’un journaliste (surprise, surprise), parce que mononcle Untel l’a utilisé de manière probablement excessive, parce que Duhaime a dit que Legault était woke — quant à moi, considérer la CAQ comme d’extrême gauche en dit plus long sur Duhaime que sur le mot woke, mais allez savoir… C’est en fait bien simple, même si chacun trace la ligne de ce qu’est l’extrême gauche différemment : si on s’attardait à cela, pour ce mot et d’autres, le lexique du commentateur politique souhaitant être compris de son public serait fort limité. Quand une partie de QS a traité une autre partie de QS de « raciste », même si c’est absurde, on ne s’est pas mis à prétendre qu’on ne savait plus ce que le mot « raciste » veut dire. Si c’est bon pour pitou, c’est bon pour minou aussi.
Maintenant, est-ce que certains chroniqueurs, certains médias et certains politiciens (dont notre premier ministre, qui déclare même préférer Duplessis aux wokes) se plaisent à frapper le maintenant fameux clou du wokisme (très) souvent? Oui, certes. Est-ce que c’est un problème? Peut-être, en ce qui concerne le premier ministre; autrement, si des chroniqueurs semblent effectivement partis à la chasse au woke, cette chasse n’a d’égale que la chasse aux chasseurs de woke que livre Me Bérard depuis déjà un certain temps, par écrit, à la radio, à Denis Lévesque, et probablement dans ses cours, auxquels j’aimerais tant assister en ces temps troubles.
Le grand problème, c’est qu’au service de cette théorie qu’il tient depuis maintenant un certain temps, mais qu’il vient de nommer, Me Bérard minimise l’enjeu réel du wokisme dans le monde académique. Et ce, de manière — pour lui emprunter le mot — stratosphérique.
Désormais, l’affaire Lieutenant-Duval, celle du fameux « mot en n », qui nous avait tous grandement émus en 2020 — lui, comme moi, comme nous tous — ce n’est plus qu’une « poignée d’étudiant⋅es mal avisé⋅es » et « l’écrasement honteux d’un recteur face à deux, trois talibans ». Similairement, à l’antenne de Radio-Canada, les événements à l’UQAM, où des exécutants ont récemment cessé leur implication au sein de leur association étudiante et songent même à quitter cette université en raison notamment d’une intimidation prolongée et du saccage (!) de leur local par des militants extrémistes se réclamant de la mouvance woke, deviennent « trois, quatre, cinq, petits terroristes en puissance », pour lesquels on ne devrait ni « s’enfarger dans les fleurs du tapis », ni « virer fous avec ça », essentiellement car cette « poignée » ne représente pas la « majorité » des étudiants; dans tout le Québec, il n’y en aurait que « dix, quinze, vingt, vingt-cinq » (2).
En somme, tout va bien, il y a juste quelques méchants. Ça sonne un peu comme des gens, Américains au premier chef, qui blâment les déboires discriminatoires de leur police sur a few bad apples… En version remâchée et recrachée à gauche.
Par ailleurs, si les universités vont si bien, comment se fait-il justement que le recteur Frémont de l’université d’Ottawa, un universitaire et juriste respectable qui en a très certainement vu d’autres, se soit « écrasé face à deux, trois talibans »? Ne se pourrait-il pas qu’aussi minoritaires soient-ils, ces wokes, ou talibans dixit Bérard, exercent une influence indue, acquise entre autres par l’intimidation et par la peur, sur le déroulement des choses à l’université… et que c’est justement ça, le problème? Pas de telle indication de la part de l’auteur; plutôt, un rappel que l’affaire s’est déroulée hors Québec. Serait-ce pour insinuer que, dans le fond, ce n’était pas de nos affaires? Considérant toute l’importance que cette institution a pour tant d’étudiants québécois, et gardant en tête toute la hargne et le mépris qui nous sont venus du Rest of Canada à l’occasion du scandale (nous étions alors, je le rappelle, des fucking racist frogs, et nous en avons vu les répercussions jusque dans la campagne fédérale de 2021), je n’espère pas. Albert Camus disait que « le fascisme, c'est le mépris. Inversement, toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme ».
Ironique, quand même.
Et la minimisation du problème, qu’on appelle ce dernier woke, staliniste, maoïste ou… taliban, pour reprendre le terme coloré du chroniqueur, ne s’arrête pas là; elle prend même, pour le docteur en droit, la forme d’étonnants trous de mémoire. Toujours à l’antenne de Radio-Canada, il lance :
« Je n’ai même aucun cas [de terrorisme intellectuel méritant médiatisation], très très sincèrement, que je pourrais te mentionner, de l’Université de Montréal, que j’aie entendu. »
Le message, ici encore : tout va bien. Sauf que… c’est complètement faux. Et quiconque était à la Faculté pendant l’affaire Lieutenant-Duval le sait pertinemment. À cette époque, on s’en souvient, le très engagé professeur Alain Roy — personne qui, par ses prises de position et sa défense acharnée des plus vulnérables, mérite plus qu’amplement l’adjectif « progressiste » — s’est prononcé pour la liberté académique : ce qui lui a valu, entre autres choses, un tonnerre d’insultes, d’accusations d’hypocrisie, et de remises en doute de sa compétence! Si bien que, on s’en rappelle de ça aussi, que le professeur a peu après décidé de fermer, pendant une période qui s’est heureusement avérée temporaire, son groupe Facebook : ce dernier avait été un des lieux de choix des échanges intellectuels entre les universitaires cloîtrés chez eux par la pandémie (et de notre culpabilisation quand nous lisions ses contenus en déjeunant d’œufs et de bacon), jusqu’à ce qu’il devienne un champ de bataille où au nom du ressenti des uns, les autres (professeur en tête) étaient insultés, accusés, calomniés. Que les wokes, ou terroristes, ou talibans, choisissez votre mot car je ne les ai pas inventés, aient été ici « deux, trois », « trois, quatre, cinq », ou bien « dix, quinze, vingt, vingt-cinq », avec égards, n’est pas pertinent. Même durant les heures les plus âpres du débat, une analyse statistique révélerait probablement que la majorité des conversations étaient tout à fait civilisées. Le problème, ce qui est grave, c’est justement qu’une si infime minorité soit capable de provoquer de tels dégâts, d’installer un climat d’insécurité, et de provoquer l’autocensure. De plus, si une telle chose peut se produire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal — pensez-y : veut, veut pas, Duplessis vient de chez nous — imaginez les autres départements! Imaginez l’UQAM! Imaginez les universités anglophones, où l’on a entre autres flirté avec l’idée séduisante (?) de l’Index, et où, encore et comme de raison, on remarque que presque seuls les profs francophones trouvaient que c’était là une mauvaise idée…
À propos du bannissement de livres, d’ailleurs : pour Me Bérard dans sa nouvelle chronique, la « panique à bord » causée par « une crinquée ontarienne s’amusant à brûler stupidement des Tintin et Astérix au nom d’Autochtones n’ayant rien demandé » était justement causée par nul autre que… le Délire Anti-Woke. Bien que l’acte semble isolé, il s’inscrit dans une tendance sociale composée au moins de tous les événements mentionnés depuis le début de ce texte; et même si l’on devait les trouver généralement triviaux, je ne m’explique tout simplement pas une telle complaisance face à un autodafé, peu importe le crinquage, la stupidité ou… l’ontarienneté (drôle de concept) qu’on attribue à son autrice.
Donc, trou de mémoire ici, événements « anecdotiques » ailleurs : il n’y en a pas de problème de wokisme, le problème, c’est que certains médias en parlent. Ok, on a compris.
Chouette concept, donc, que ce DAW : il permet à son utilisateur, tout en continuant à désapprouver (de manière bien moins virulente, hormis le fait de lâcher les superlatifs « terroriste » ou « taliban » une fois de temps en temps) les effets liberticides du wokisme (qu’on minimise en « dérapages », en « dérives »), de concentrer ses attaques sur les figures publiques qui… les dénoncent trop souvent à notre goût, car, eux, à l’instar de Legault-le-duplessiste, cherchent à « patenter » un « homme de paille », comme le laisse entendre Me Bérard dans sa dernière chronique et la plupart de ses apparitions récentes.
Très pratique pour toute personne qui, bien que naturellement inclinée vers la liberté d’expression et autres bases de notre démocratie, n’est pas à l’aise de se montrer trop souvent d’accord avec la méchante droite, avec les « identitaires »; n’est pas à l’aise de tenir un discours dont le propos mettra mal à l’aise ses habituels soutiens de gauche; n’est pas à l’aise, finalement, de mettre de l’avant, fièrement et sans ambages, ses principes lorsque cela mènerait à dire un mot qui n’a pour péché, en somme, que d’avoir été adopté par François Legault et compagnie : woke. Tout cela, moyennant seulement quelques pirouettes intellectuelles. Camus écrivait, dans Caligula, que « le mensonge n’est jamais innocent ». Mais je ne ferai pas ici de procès d’intention.
Me Bérard, le constat est simple : votre position actuelle sur le wokisme, à savoir qu’il s’agit d’un faux problème plus ou moins créé par certains médias — vos adversaires habituels — pour détourner le débat public, est fausse. Non seulement cela, mais sa défense intempestive, à l’exclusion de toute reconnaissance d’un problème d’extrémisme à l’université, est contraire à vos positions passées et à vos enseignements présents. Il y a un an et demi, le feu sacré de votre cours de Constitutionnel I encore bien allumé en mon cœur, j’écrivais avec ironie que certains semblent presque croire qu’on ne limite pas la liberté d’expression d’une personne, d’un professeur par exemple, autrement qu’en lui coupant physiquement la langue. Jamais je n’aurais cru pouvoir rapprocher votre discours de cela; votre minimisation constante de l’enjeu, depuis les derniers mois, me fait douter.
Tout cela étant dit, évidemment, avec toute la considération que j’ai pour vous, que vous savez grande, j’espère, naïvement peut-être, que vous ne pensez pas vraiment tout cela. J’espère que vous exagérez pour les besoins de la chronique; sinon, j’espère vous avoir mal compris. Que je saisirai mieux votre pensée quand j’aurai lu L’homme de paille, dès que j’aurai le temps, après les finaux, promis.
Car autrement, les « identitaires », la « majorité-blanche-catho-toujours-victime-et-sans-reproches », ou je ne sais encore quel nom vous trouverez encore pour faire référence à la majorité de vos compatriotes, n’auront bientôt nul besoin d’un homme de paille.
Vous êtes, après tout, de chair et d’os.
Sources citées:
Lise DENIS, « ‘Maus’, la BD bannie, est propulsée parmi les meilleurs vendeurs », Le Devoir, 31 janvier 2022 https://www.ledevoir.com/lire/667569/maus-la-bd-bannie-est-propulsee-dans-les-meilleurs-vendeurs
Frédéric BÉRARD, extrait de l’émission C’est jamais pareil, Radio-Canada Saguenay, 20 avril 2022 https://www.youtube.com/watch?v=geSpPpoC43Q