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Annales de la performance

Auteur·e·s

Elliot Mann

Publié le :

8 avril 2024

Marguerite Yourcenar est la première femme élue à l’Académie française. La rumeur veut que les panneaux des toilettes indiquent toujours « Hommes » et « Mme Yourcenar ».

Vous m’avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’existence, et que je ne sens vraiment délimitée que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire, le voici, tel qu’il est, entouré, accompagné d’une troupe invisible de femmes qui auraient dû recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres

Avant tout, il y a la question de l’uniforme. Le mandat d’un membre de l’Académie française implique un déguisement presque militaire ; un costume élégant et décliné selon les coutumes de mode masculine, une ceinture rouge, un nœud papillon et, de manière intégrale, une épée suspendue au pantalon à la fois brodé et serré. C’est une tenue qui réduit la forme, qui enhardit les traits, qui soigne les insécurités de l’homme et contient une prétention théâtrale de chevalerie qui caractérise l’esprit de la république telle que rédigée. L’opulence prudente, mais consommée, de l’Académie française remplace celle de l’empereur, mais le comité ne tient aucune position de pouvoir sur le plan politique depuis le temps de Hugo. L’institution, soutenue en partie par l’ajout de sang frais, est une affaire essentiellement performative. Dans un tel contexte, comment jouer le rôle de la femme ? L’honneur d’une entrée en scène sur la culture francophone, si pas un sacrifice humain à sa cause. L’élévation de Marguerite Yourcenar dans les rangs, en plein dénouement d’une carrière taillée dans l’esprit français classique et fondée sur une gourmande prose sculpturale, n’est pas sans critiques. Combien il serait « inconvenant » pour une femme de porter les collants et le sabre traditionnels ! Comme moquerie, ça contient une virile insulte sous-entendue. Yourcenar n’était pas une femme particulièrement féminine, les protagonistes sont presque exclusivement à la fois misogynes et homosexuels — ils sont toujours des hommes. Elle était femme lesbienne et, au-delà de sa carrière d’« homme de lettres », elle fut riche de manière indépendante (une réfugiée de la vieille aristocratie belge). Yourcenar n’est pas féministe, elle projette trop de rancune pour son sexe, mais ne nécessitant aucune prise de position, elle représentait sans doute une question vivante. Nous parlons bel et bien de la France durant les années 80, quasi traumatisée par les émeutes de la dernière décennie et en pleine libération sexuelle. Finalement, Yourcenar portait un châle conçu par Yves Saint Laurent devant l’Académie, et une cape conservatrice qui lui cachait entièrement le corps.


Elle a pris la parole, pour la première fois en tant qu’académicienne française, pour une durée d’une heure et demie. Elle jouait assez stoïque, elle qui imitait toujours un peu Hadrien, et maintenait une lente cadence méthodique. Une critique doit contenir tous les éléments essentiels : qu’elle a écrit comme un homme et que, finalement, toute féminité s’évacue ! Ce qui suit a été dit par Yourcenar lors de son discours, et c’est peut-être la raison pour laquelle cet article a été écrit :


Vous m’avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’existence, et que je ne sens vraiment délimitée que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire, le voici, tel qu’il est, entouré, accompagné d’une troupe invisible de femmes qui auraient dû recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres


L’exaltation au sein des « auteurs classiques » est, pour tout écrivain.e ayant toujours été impliqué.e, une mort par peloton d’exécution. Il entraîne une tendance à transformer les écrivain.es âgé.es en ours en peluche et accorde une place de choix sur les étagères éduquées à leurs livres qui, à un moment donné, auraient pu être perçus comme du napalm. Marguerite Yourcenar est, en matière de littérature française (ce terme hagard fait de paradoxes, contenant à la fois Céline et Kafka), évoquée désormais selon certaines conventions. C’est une poète « précise », une « historienne » incarnée. On place la une toujours un peu réductrice devant ses titres. Une écrivaine, une lesbienne membre de l’Académie française. L’admiration devient à son tour une performance, elle implique des règles d’engagement. Essayons cependant de nous souvenir de l’énergie ; Yourcenar est montée sur scène et s’est sublimée devant son rôle. Elle s’est laissée choisir pour son identité, tolérant cette caractérisation qu’un seul instant devant un tribunal d’hommes dont je ne connais pas les noms. Après son ascension, Yourcenar n’a jamais assisté à une autre réunion.

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